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Jacques Genin, fondeur en chocolat.
F.T : Votre culture culinaire, vos créations sont complètement transversales, vous travaillez les épices, les thés, les whiskies... Comment en êtes-vous venu au goût ?
- Jacques Genin : J'ai dû commencer à travailler très jeune, j'ai fait très peu d'études. Il fallait que je mange. Je pense que le goût a quelque chose d'inné. On ne nait pas à égalité. Les gens ne sont pas tous beaux par exemple. Et petit à petit, on apprend. Un jour on se découvre. La 1ere fois, on brûle notre premier chocolat, et la 2ème fois, c'est mieux. Il faut se remettre en question en permanence. Je suis rentré dans le monde du whisky et du thé il n'y a pas si longtemps... il faut, je pense « avoir l'envie », l'envie du métier, l'envie d'aller au-delà de soi-même, l'envie de donner et de partager. Quand j'étais petit je voulais faire de la recherche, j'en fais un peu finalement, à ma manière. Souvent, le matin, je me lève et j'ai l'idée d'essayer quelques choses de nouveau...Ça ne marche pas toujours...
F.T : Votre avis de professionnel nous intéresse, comment parler du goût ?
- Jacques Genin : C'est plus facile pour nous de parler du goût. On est dedans, je parle plus facilement du goût que de tangente ou de racine carrée. Mais je suis contre le formatage du goût, les écoles où l'on apprend un discours bien lisse et bien propre. Les écoles de sommeliers par exemple. Leurs discours sont déjà prêts, ils ne ressentent pas les choses. Ils ne vivent pas leurs produits. Ils travaillent comme des livres. Chaque palais a sa vérité. Il n'y a rien de plus triste que d'approcher les choses avec des idées préfabriquées, il doit y avoir un rapport sensuel au goût.
F.T : Vous travaillez combien d'heures par semaine ?
- Jacques Genin : Beaucoup, 18 heures par jour environ. L'une des richesses de mon métier, je rencontre toutes les classes sociales, du petit budget, aux Présidents de la République. Je vais aussi dans de beaux endroits... Mais il y a forcément un sacrifice, un prix à payer, un abandon de la vie sentimentale, il n'y a pas de place pour autre chose... Dès que je pars de la rue de Turenne, j'oublie tout, c'est ma soupape de sécurité. Il y a heureusement des moments où j'échappe au système, à moi-même, où je dis stop. Ce sont des moments entre amis autour d'une table, avec de bons vins. Hier soir, par exemple, j'ai mangé un lièvre à la royale. Mais j'aime aussi des choses très simples comme des poireaux en vinaigrette, ça me fait très plaisir... Je mange souvent le midi au Café des Musées, la cuisine est simple, mais bonne. J'aime aussi les belles bouteilles, les vignerons font un travail remarquable, mais certains prix comme dans les vins naturels me font hurler. A un moment, il faut arrêter. On accepte n'importe quoi, c'est la faute du marketing de marque, on crée de la sur valeur, il n'y a plus de juste prix...Ce qui compte c'est le billet rose, on s'en fout de la beauté du geste et du produit. Beaucoup de gens n'ont plus accès aux produits et après on parle de culture...
F.T : Que pensez vous des tendances en gastronomie ?
- Jacques Genin : Je suis anti tendance, ça ne m'intéresse pas. Je ne vais pas suivre des tendances auxquelles je ne comprends rien. Moi je cherche le plaisir, pas une norme imposée. On est loin de 68, de la libération des sexes, du désir, du plaisir recherché. On est dans le formatage, la consommation, il n'y a plus de sensualité. La tendance, c'est du marketing, c'est pour ceux qui font mal, ceux qui n'ont pas leur place et qui devraient faire autre chose. Ce sont les suiveurs. C'est le fric, je suis un artisan, pas un homme d'argent. Je n'ai jamais vendu mon âme au diable. Mon métier, c'est du savoir-faire qui existe depuis très longtemps dans notre culture, je n'ai rien inventé, je ne suis qu'un maillon de la chaine de transmission. On part de quelque chose, de bases qui ont été établies depuis très longtemps. La bouffe est une culture de base en France. Mais l'argent a tout détruit, le savoir-vivre, le savoir-faire, les artisans... L'argent a appauvri le goût. Il n'y a pas de générosité dans ce que font certaines personnes, il y a juste du fric. Il y a des gens qui ont des châteaux et qui ne boivent même pas leurs vins... J'exècre par exemple la TV réalité, je regarde 15 minutes et j'arrête, c'est pathétique de voir la détresse humaine, dégueulasse de montrer la pauvreté humaine pour faire du fric. Où va-t-on ? Un jour on montrera des gens en train de se tuer. Tout s'achète, tout se vend... le fric fout tout en l'air, je pense souvent à ma fille, dans quel monde je l'ai fait naître. J'en suis en partie responsable... moi quand j'étais môme, tout allait bien, on avait du boulot. Aujourd'hui, qu'est-ce que l'on propose aux jeunes ? Fais des études, fais beaucoup d'études, fais un maximum d'études et tu auras peut-être une chance de ne pas être chômeur... C'est comme la semaine du goût, quelle honte ! Dans notre pays, le goût est culturel, il n'y a pas besoin d'inventer un truc pareil ! Les politiciens font n'importe quoi, ils ont tout fait pour tuer l'artisanat, ils ont cassé la culture pour faire du fric et aujourd'hui, on voudrait remettre l'artisanat au goût du jour, pour des questions d'emploi. On est vraiment à la traîne par rapport à l'étranger.
F.T : Etes-vous sensible à la transmission ?
- Jacques Genin : Evidemment, j'ai 30 personnes qui travaillent pour moi, c'est un travail d'équipe... Je suis souvent déçu par l'investissement que j'y mets. Certains m'adorent, d'autres me détestent, je suis entier, quand je ne réussis pas un plat, je rentre dans une rage terrible, mon énervement montre mon impuissance...mais malgré cela, certains me supportent et me suivent depuis 10 ans. Je dois rendre hommage à Sophie, elle m'épaule, elle a beaucoup investi pour moi sans jamais rien me demander, elle m'a consacré une grand partie de sa vie...( Jacques Genin éclate en sanglots). Rien ne se passe sans la générosité des gens, on la retrouve dans les produits.
F.T : Le luxe ?
- Jacques Genin : Le luxe aujourd'hui ce n'est pas la possession, mais la liberté, pouvoir aimer les autres, « être » tout simplement. La plupart des gens sont morts à 12 ans et on les enterre à 70 ans. Comme je vous l'ai dit, je cherche le plaisir, je me permets de rêver, d'exister. Je n'aime pas le formatage du goût, des gens. C'est comme les 35 heures, comment peut-on s'investir en travaillant si peu, comment les gens peuvent-ils mettre leurs tripes ? On cloisonne les gens, comment peuvent-ils s'épanouir ? Dans ce système, ils n'iront jamais chercher autre chose, leur voie. On propose aux gamins de choisir leur voie autour de 16 ans, on leur laisse très peu de chance de se découvrir, de se tromper. On est loin de l'épanouissement de l'être humain. La liberté aujourd'hui, c'est être soi. Mais la liberté souvent n'a pas d'âme, c'est comme une péripatéticienne, elle est souvent prête à se vendre...
F.T : Vous êtes entier dans votre travail, y-a-t-il des gens dont vous aimez le travail ?
- Jacques Genin : Oui beaucoup, par exemple Pierre Gagnaire, il arrive à sortir des choses fabuleuses. Sa cuisine me parle, me raconte une histoire. Lorsque je suis chez lui, je me laisse aller...c'est fabuleux. Au resto, il ne faut jamais penser à comment le chef a fait la cuisine. C'est comme au lit, si tu penses aux positions que tu vas faire, c'est bien triste... Il faut se laisser aller, de toute façon, on bouffe comme on baise. La cuisine est une relation amoureuse. Je trouve le chocolat très proche des femmes, tout comme la lingerie féminine, la Romanée Conti, il y a une sensualité. Le désir n'est pas très loin. Le lien est évident, l'histoire de France s'est faite autour d'un repas, ou au lit.
F.T : Votre avenir, vos projets ?
- Jacques Genin : Ca fait seulement quatre ans que j'ai créé la rue de Turenne. J'ai énormément investi pour le lieu physiquement et économiquement. Les débuts ont été très difficiles, j'ai commencé en 2008, j'ai fait beaucoup d'erreurs, les erreurs sont de belles parenthèses, il m'a fallu me remettre en question tous les jours, les choses vont heureusement mieux aujourd'hui, mais il faut continuer. Mon avenir proche est donc de consolider le lieu, de rendre la société pérenne. Et puis de la transmettre à une personne que j'aime et qui ne le sait pas encore (secret). Sinon, pour mes vieux jours, je me vois bien au milieu de vignes en Bourgogne, autour d'une table d'hôtes, mais je ne sais pas si ça se fera.
Propos recueillis par Franck Taisset, pour caleluna.fr
Carte de visite
- Jacques Genin.
- Adresse : 133, rue de Turenne 75003 Paris
- Tél : 01.45.77.29.01
- www.jacquesgenin.fr